samedi, 04 avril 2015
Jean Vertemont - La réincarnation (02)
L'immortalité dans le Véda avant que l'idée de réincarnation
ne se généralise.
Il y avait deux formes d'immortalité: celle que l'on obtient par la voie des pères,
celle qui s'acquiert par la voie des Dieux. La voie des pères résultait de la procréation,
notamment la procréation de garçons qui assurent la lignée, par la réplication du
géniteur, prolongeant son existence indéfiniment de cette manière. A noter que la
femme n'était conçue que comme la nourricière de l'embryon, que l'on croyait
entièrement issu de l'homme à cette époque. Les trépassés formaient donc le monde
des pères dont le souvenir était conservé en moyenne sur trois générations, puis
d'une manière anonyme ensuite, et dont le culte était rendu dans chaque famille,
comme dans les cultures antiques d'Europe.
Il existait aussi une immortalité méritée par des actions héroïques, ou
suprahumaines tant dans le domaine de la connaissance que dans celui de l'action,
appelée voie des Dieux, c'était la voie des Brahmanes et des Kshatriyas. Elle avait
pour but la redécouverte de la pure lumière principielle, symbolisée par le Svara,
ou le svarga (racine *svar: briller) le monde perpétuellement radieux et lumineux
du roi des Dieux, situé analogiquement au-delà du ciel des étoiles. Il existe
cependant quelques passages où il est fait mention des renaissances, dans la mesure
où la même potentialité se reflète dans différents phénomènes de la nature,
différents Dieux, et même différents hommes.
Les changements introduits par la nouvelle conception de la
réincarnation
Dans le nouveau paradigme de la réincarnation, ou plutôt de la transmigration,
l'âme du fils n'est pas la continuation de celle du père, mais une intentionnalité, qui
a éventuellement choisi ce père, comme d'ailleurs l'environnement de ce père, son
pays, climat, la culture des gens qui y habitent et leur langue, pour y exprimer le
karma qu'elle représente. La grande différence fondamentale d'avec la période
précédente, est que l'immortalité est le lot de tous les humains, car c'est un
phénomène global. La généralisation du paradigme de la transmigration marque
aussi le point de départ d'une nouvelle conception du rapport homme-femme qui
tend vers l'égalité, car les femmes n'étant plus les simples auxiliaires du destin des
hommes, peuvent aussi prendre leur destin ultime en mains et oeuvrer comme les
hommes à l'éveil puis à la libération (moksha) par le moyen d'une science de l'esprit,
une connaissance effective et opérative de la nature ultime des rapports vrais entre
la conscience et le monde, connaissance obtenue grâce au détachement et
aboutissant à une maîtrise de l'esprit et une libération de l'aveuglement qui prévaut
habituellement dans les trois corps (le mot sharira en sanskrit = support) et ces
corps ont chacun leur propre conscience, à savoir:
La pensée grossière du cerveau <=> corps grossier (sthûla sharira) qui pense
ou est pensé avec ou par le langage courant;
la conscience subtile qui fait le lien avec les énergies vitales <=> corps subtil
(sûkshma sharira) ou corps-signe (linga sharira).
les schémas directeurs de la vie qui se perpétuent, non comme des entités, et
encore moins des identités, mais comme une continuité, une dynamique que la mort
n'arrête pas et qui trouveront d'autres engrammages possibles tant qu'ils ne seront
pas pure conscience du réel, en vertu de l'équation atman = brahman, <=> corps
causal (Karanasharîra).
Prolongeant l'éveil, la libération est donc la conséquence principale des nouvelles
conceptions. Elle n'est pas fondée sur le désir, mais sur l'absence de désir, elle résulte
d'un processus de maturation intellectuelle associé à la volonté, dont le but est de
voir le monde dépouillé de toute illusion, dans l'impersonnalité, tel qu'il est, car il
ne donne à voir que ce qu'on est capable de voir.
Les enseignements originels de la réincarnation
La première mention explicite du samsâra se trouve dans un texte fixé au
Vinème siècle AC, qui s'appelle « l'enseignement de la grande forêt », qui appartient
au Yajur Véda blanc (le savoir des yajus= stances). L'idée centrale de cet
enseignement est que le monde des phénomènes est surimposé fallacieusement sur
une immensité non temporelle et non duelle, une immensité vibratoire porteuse
d'information, la réalité profonde qui est appelée brahman. Tout le reste n'est
qu'apparence. Par dessus cette trame de niveau 1, le monde fonctionne sur le
modèle d'un immense sacrifice (niveau 2), où la mort produit à tout instant de la
vie. Il est important de noter que de la même façon qu'il y avait homonymie en grec
ancien entre Kronos (saturne) et chronos (le temps), homonymie à l'origine de
l'assimilation de Saturne au roi de l'âge d'or, en sanskrit le mot kâla signifie temps,
mais aussi l'agonie, le trépas, le moment de la mort, ou autrement dit, le temps se
manifeste à tout instant par la mort, processus qui est le résultat d'une soif ou d'une
faim, d'une avidité créatrice laquelle n'est pas vie mais mort, symbolisée par une
vulve d'or (ou un germe d'or) dans les ténèbres. Pour la vision indienne, la mort
n'est pas un néant, puisqu'elle est perpétuellement créatrice (niveau 3)
La Déesse Kâli est au niveau mythique la déesse de la mort, au niveau
métaphysique elle désigne l'énergie de Shiva, de la destruction. Les trois grands
Dieux vont tour à tour dans le monde des ténèbres, les enfers, pour les empêcher
de se répandre sur la terre. Ils régentent les trois parties du jour de la manière
suivante, Brahma: de l'aube à midi, Vishnu: de midi au soir, Shiva: toute la nuit.
L'enseignement de la grande forêt retrace les dialogues de plusieurs sages avec
leurs disciples, et il s'en dégage un enseignement supérieur aux autres, c'est celui
du brahmane Yajnyavalkya qui l'expose à son épouse Maitreyi, avant de la quitter
pour devenir ermite errant; cet enseignement est celui de la transmigration. Mais
il faut d'abord se renseigner sur ce qui transmigre:
111,2,13. Voilà la question du disciple: « Quand de l'homme, à la mort, la voix
entre dans le feu, le souffle dans l'air, l'oeil dans le soleil, l'esprit dans la lune, l'oreille
dans les directions de l'espace, le corps dans la terre, l'âme dans l'éther, les poils
dans les plantes, les cheveux dans les arbres, que le sang et le sperme se déposent
dans les eaux, où est alors l'homme? »
Alors le sage Yajnyavalkya prend la main du disciple et lui dit: « Prends ma main,
mon ami; nous devons seuls connaître de ces choses; nous ne devons pas nous en
entretenir en public. Alors Es se retirèrent à l'écart, Es causèrent Et, pariant, c'était
de l'action qu'Es parlaient et, louant, c'était l'action qu'Es louaient: on devient bon
par l'action bonne, mauvais par l'action mauvaise ». Donc la transmigration ne
concerne que l'action, comme une flamme en allume une autre, le feu, pure
dynamique, est le même, mais les flammes sont diverses.
Un autre texte, tiré de la Katha Upanishad, prolongeant l'image du feu précise
(11,2,9): « Comme le feu est unique, bien qu'E prenne toutes sortes d'aspects selon
le matériau qu'E brûle, l'âtman intérieur de tous les êtres (sarvabhûtântarâtma) se
diversifie selon ce qu'E pénètre et ce qui existe autour de lui ».
Dans le 3ème et dernier chapitre de cette Upanishad, la nature réeËe du brahman
est exposée comme l'immensité intemporeEe dans laqueËe s'enracine le monde et
la vie. Le maître, qui est ici Yama y décrit tous les degrés de la perception de l'âtman;
au-delà de tout ce qui nous fait dire « je », E y a l'âtman; le moi est donc une
cristallisation, E faut le faire fondre.
Voyons maintenant ce qui est dit du Soi impersonnel, objet de la quête
initiatique, nous revenons à l'enseignement de la grande forêt IV,4,1 et 2: « Quand
cet âtman tombant en faiblesse, tombe comme en évanouissement, alors les souffles
s'empressent autour de lui; et cet âtman, recueElant les éléments d'énergie, se
concentre uniquement dans le coeur. Lorsque le souffle de l'oeE s'en retourne en
arrière, alors on ne distingue plus les formes.
Alors on dit: E n'a plus que le seul souffle vital; E ne voit plus, ne goûte plus, ne
parle plus, n'entend plus, ne pense plus, ne sent plus, ne connaît plus. Alors la pointe
de son coeur s'éclaire et par cette lueur, il s'échappe, soit par l'oeil, soit par la tête,
soit par quelqu'autre partie du corps. La vie s'échappe avec l'âtman, tous les souffles
s'échappent avec lui. L'âtman est esprit, sa migration est toute spirituelle, sa science,
ses oeuvres, son expérience y sont attachées ».
« En vérité, il est brahman cet âtman qui est conscience, qui est pensée, qui est
vie, qui est vue, qui est ouïe, qui est terre, qui est eau, qui est air, qui est espace, qui
est lumière et ténèbres, désir et détachement, colère et douceur, justice et injustice,
qui est tout Quand on dit: 'un tel est ceci, un tel est cela1, c'est que l'on devient ce
que l'on est suivant ses actes, suivant sa conduite. Qui fait le bien devient bon, qui
fait le mal, mauvais; vertueux si l'on a bien agi, méchant si l'on a mal agi. On dit
cet homme n'est que désir, en effet, tel est son désir, tel son vouloir; tel son vouloir,
tels ses actes; et il récolte suivant ses actes ».
« C'est ce à quoi se rapporte la stance:
L'homme de désir va, par la vertu de l'action (karman)
Au but où son esprit est attaché.
Quand il a épuisé les effets de ses actions
Quels que ceux-ci aient pu être,
Du monde où elles l'avaient conduit il revient
Ici-bas à ce monde de l'action.
Voilà pour celui qui désire. Quant à celui qui ne désire pas, qui est sans désir,
qui est libéré du désir, qui a atteint l'objet de son désir, qui ne désire que l'âtman,
ses souffles à lui, ne s'échappent pas; n'étant rien que brahman, il se résorbe en
brahman».
La réincarnation dans la vision indienne ne concerne pas des individus séparés.
Ce sont les projets, les désirs, la soif d'agir qui se réincarnent, pas des identités, ou
des personnes. Cela est encore plus vrai pour le Bouddhisme, où l'âtman n'est pas
considéré comme une réalité. Le rôle du karma y est encore accru du fait que c'est
le seul principe organisateur qui assure une certaine pérennité des apparences.
Lorsqu'on parle de karma, on ne dit pas que « quelqu'un » fait ce karma, mais que
ce karma dans sa totalité représente ce quelqu'un. C'est un agrégat. Quand cet
agrégat est dissous, ce quelqu'un se révèle être un fantôme. Le travail du méditant
consiste donc non seulement à assumer son karma personnel, mais aussi le karma
collectif dont il se révèle être porteur, et enfin les parcelles de karma issues de
nombreuses projets et influences passés qu'il lui faudra identifier et maîtriser.
IV,4,5
IV,4,5
Jean Vertemont
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